ANKH: Egyptologie et Civilisations Africaines
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Sur la mesure du cercle et de la sphère en Égypte ancienne

 

Kossivi ADJAMAGBO - Cheikh M'Backé DIOP

 

 

Article publié dans ANKH n°4/5

"La circonférence est fière

D'être égale à 2pR,

Et le cercle est tout joyeux

D'être égal à pR2

Le volume de la sphère

Quoi que l'on puisse faire,

Est égal à 4/3pR3

La sphère fût-elle de bois"

 Marcel PAGNOL

Éléments d'une thermodynamique nouvelle 

 

 

Résumé : Dans le présent article sont commentés deux problèmes mathématiques traités dans deux papyrus égyptiens : le calcul de l'aire d'un cercle (Papyrus Rhind) et le calcul de la surface d'une demi-sphère (Papyrus de Moscou). Ces calculs constituent la première formulation connue, dans l'histoire universelle des mathématiques, des problèmes suivants : la quadrature du cercle, la rectification de la circonférence et l'aplanissement d'une surface courbe. Nous montrons l'importance du rôle joué par la notion de mesure dans l'établissement des formules égyptiennes. L'examen des formules mathématiques égyptiennes révèle à la fois une démarche théorique implicite et la mise au point de techniques algorithmiques et numériques efficientes pour résoudre des problèmes concrets.

 

 

Abstract : On Measure of Circle and Sphere in Ancient Egypt In the present article are commented two mathematical problems treated in two Egyptian papyri : the calculation of the surface of a circle (Papyrus Rhind) and the calculation of the surface of a hemisphere (Moscow Papyrus). These calculations are the first known formulation, in the Universal History of Mathematics, of the following problems : the quadrature of the circle, the staightening of the circumference and the levelling of a curved surface. The important role of the notion of measure in the Egyptian formula is also shown. The study of the Egyptian mathematical formula reveals an implicit theorical thought process as well as the building of algorithmic and numerical efficient techniques in order to solve concrete problem.

 

 

Figure 1 : Plafond astronomique de la tombe de SENENMUT (vers 1500 av. J.C.). SENENMUT était l'architecte du temple de la reine HATSHEPSUT (Deir el Bahari). On note la discrétisation des cercles en 24 secteurs égaux.

 

 

1. Introduction

Nous proposons un commentaire de deux problèmes mathématiques posés et résolus par les anciens Égyptiens : le calcul de la surface du cercle, traité dans les Problèmes n°48 et 50 du Papyrus Rhind, et le calcul de la surface de la demi-sphère, traité dans le Problème n°10 du Papyrus de Moscou. Ces deux problèmes renvoient immédiatement à trois autres problèmes qui apparaissent implicitement formulés pour la première fois dans l'histoire universelle des mathématiques (environ 1500 ans av. J.-C.) : la quadrature du cercle, la rectification de la circonférence, l'aplanissement d'une surface courbe.

 

Les papyrus pré-cités ont fait l'objet de nombreuses études approfondies. Notre but est de répondre aux deux questions suivantes qui n'ont pas reçu, à notre sens, de réponses suffisamment satisfaisantes :

 

— Existe-il dans les documents laissés par les Égyptiens anciens des éléments permettant d'expliquer le caractère exact et général des formules mathématiques qu'ils ont élaborées et utilisées, en particulier celles concernant la surface du cercle et la surface de la demi-sphère ?

 

— Est-il possible de restituer ces formules mathématiques par une démonstration qui respecterait le niveau de connaissance tel qu'il est suggéré par les documents connus à ce jour ?

 

Les études consacrées aux mathématiques égyptiennes font apparaître deux approches différentes :

 

— la première, sous-jacente aux travaux de E. T. PEET, postule le caractère empirique du savoir mathématique égyptien. Ce point de vue est très souvent repris dans des ouvrages de vulgarisation d'une haute tenue : "Mais leur plus grand titre de gloire, en géométrie plane, est la possession d'une recette pour calculer la surface d'un cercle en fonction de la longueur de son diamètre" (G. POSENER, sous la direction de, Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, Fernand Hazan, 1970, p. 165), "Elle ne se soucie pas de démonstrations, mais donne des "recettes" plus ou moins approximatives" (André PICHOT, La naissance de la science, tome 1. Mésopotamie, Égypte, Paris, Gallimard, 1991). Cette démarche conduit à rechercher les procédures empiriques (qui s'opposeraient à une approche théorique abstraite) par lesquelles les anciens Égyptiens auraient abouti à leurs résultats.

 

— la seconde attire l'attention sur des faits qui excluent un simple empirisme, et qui expriment de manière implicite ou explicite la connaissance de propriétés mathématiques et l'existence d'une réflexion théorique sur des êtres mathématiques. C'est le cas des auteurs comme V. V. STRUVE en Allemagne, R. J. GILLINGS aux USA, C. A. DIOP et T. OBENGA en Afrique, S. COUCHOUD en France.

 

Suivant cette dernière approche nous nous proposons, en premier lieu, de rappeler que le mathématicien égyptien a introduit les notions de discrétisation (ou pavage) et d'unité qui renvoient au concept mathématique fondamental de mesure. C'est justement ce concept de mesure qui permet d'expliquer, selon nous, à la fois l'exactitude et le caractère général des formules mathématiques produites par les Égyptiens et que ceux-ci ont utilisées pour résoudre des problèmes pratiques.

 

Le niveau des connaissances mathématiques révélé par les textes égyptiens est incompatible avec l'idée qui consiste à considérer les formules mathématiques égyptiennes, pourtant exactes (par exemple la formule du volume du tronc de pyramide, cf. Problème n°14 du Papyrus de Moscou), comme de simples recettes. Nous montrerons a contrario qu'il est possible de proposer une démonstration mathématique rigoureuse de la formule de la surface du cercle et de celle de la surface de la demi-sphère tout à fait compatible avec le niveau de connaissances attesté par les documents égyptiens disponibles.

 

Notre analyse soulignera l'originalité des solutions apportées par le mathématicien égyptien qui a su ramener le calcul de la surface d'un cercle à celle d'un carré et celle d'une demi-sphère à la surface d'un rectangle.

 

 

2. Aux origines de la notion mathématique de mesure en Afrique

 

En Afrique, la vallée du Nil abrite parmi les plus anciennes attestations de la mesure d'une grandeur. Citons :

La mesure du temps ; elle est effectuée d'une part en utilisant des calendriers, et d'autre part à l'aide d'horloges à eau (clepsydre), d'horloges à ombre et de cadrans solaires. Les trois calendriers lunaire, solaire (de 365 jours, ancêtre direct du calendrier actuel) et sidéral ou astronomique (d'une périodicité de 1460 ans, durée séparant deux levers héliaques de l'étoile Sirius) sont déjà en vigueur à l'Ancien Empire égyptien c'est-à-dire au IIIe millénaire av. J.-C..

 

Le calendrier d'Eléphantine - 1450 av. J.C. (Musée du Louvre)

 

La clepsydre est en usage au Nouvel Empire comme en témoigne celle provenant du Temple de Karnak (Thèbes-Est) et datant de la fin de la XVIIIe dynastie sous le règne du pharaon Aménophis III (1408-1372 av. notre ère).

Clepsydre (Karnak, 1400 av. J.C.)

La pesée ; l'invention de la balance et des poids associés, attestés dès le prédynastique, (fin du IVe millénaire av. J.-C.) permet de procéder en particulier à la pesée de l'or.

 

Poids trouvés à Uronarti au Soudan - XIIeme dynastie 1991-1786 av. J.C. (Museum of Fine Arts, Boston). Remarquer les inscriptions hiéroglyphiques.

 

 

Tombe de Nebamon - 1400 av. J.C.

 

La mesure d'une longueur et d'une surface ; la configuration géographique particulière de la vallée du Nil et le régime des crues du fleuve qui effaçait les délimitations des champs président à la naissance de la géométrie (étymologiquement : "la mesure de la terre"). Ainsi, l'invention de la chaîne d'arpentage et de la règle permet d'effectuer des mesures de longueur.

Dessin de la coudée royale égyptienne attribuée à Aménophis Ier (1559-1538 B.C., 18e dynasrie). L'original se trouve au Musée du Louvre. (cf. R. J. GILLINGS, op. cit., p. 220). Les Égyptiens ont défini le "double remen" comme unité de longueur qui est égale à la diagonale d'un carré dont le côté a pour longueur la coudée royale : 52,3 cm.

Relief provenant d'Amarna (Brooklyn Museum 665.16. Charles Edwin Wilbour Fund) montrant un terrain divisé en parcelles carrées. Reproduit par T. OBENGA dansThéophile OBENGA, La Géométrie égyptienne - Contribution de l'Afrique antique à la Mathématique mondiale, Paris, L'Harmattan/Khepera, 1995, p. 51.

 

La mesure d'un volume ; elle est nécessaire à l'économie et à l'édification d'une architecture monumentale parfaitement maîtrisée4...

 

Les papyrus (Papyrus Rhind, Papyrus de Moscou, Papyrus de Kahun), les instruments de mesures (règles, balances, chaînes d'arpentages, horloges, etc.) et les monuments décorés que nous a légués l'Égypte ancienne montrent que les deux notions fondamentales de discrétisation et d'unité de mesure sont clairement appréhendées par l'Égyptien. Ces deux notions, liées entre elles, sont en effet indispensables pour établir des formules générales exactes.

 

Illustrons cette assertion par l'exemple suivant. Considérons un rectangle quelconque dont on cherche à déterminer la surface notée S. Effectuons une discrétisation de la surface du rectangle considéré en carrés élémentaires de même surface notée s. Cette opération de discrétisation conduit à décomposer la surface S du rectangle en m rangées de n carrés de surface s. On a donc :

 

S = nxmxs

Si l'on introduit l'unité de longueur à partir de la surface unité s, on a :

S = (nxs1/2)x( mxs1/2)= axb

a et b sont respectivement la longueur et la largeur du rectangle.

On comprend, sur cet exemple apparemment simple, que S = axb constitue une formule générale dès lors que a et b sont mesurées avec la même unité  .

Or, les documents que nous possédons montrent qu'existaient, en Égypte ancienne :

 

a) une définition cohérente de la coudée, mh, comme unité de mesure de longueur (52,8 cm ; Problèmes 56 et 59 du Papyrus Rhind) et de la coudée carrée comme unité de mesure de surface (Problèmes 7 et 17 du Papyrus de Moscou) ainsi que la coudée cubique comme unité de volume (Problèmes 41 et 47 du Papyrus Rhind, Papyrus de Kahun).

 

Ce fait est très important car il montre que le mathématicien égyptien avait généralisé la notion de mesure d'un espace à une dimension à un espace à trois dimensions à partir de la même unité de base : la coudée. Ainsi, le caractère général et exact des formules mathématiques établies par les Égyptiens dans le domaine de la géométrie perd une partie de son mystère si l'on observe qu'ils ont introduit la notion mathématique de mesure, traduite par la définition d'un système d'unité cohérent lorsque l'on passe de la mesure d'une longueur (problème à une dimension) à celle d'une surface (problème à deux dimensions) puis à celle d'un volume (problème à trois dimensions). C'est ce qu'illustre l'exemple du calcul de la surface du rectangle présenté plus haut. T. OBENGA écrit avec pertinence : "En Égypte, l'unité de surface est la surface d'un carré qui a pour côté l'unité de longueur. En Babylonie, l'unité de surface (mus/sharum, environ 36 m2) n'est pas la surface d'un carré qui a pour côté l'unité de longueur (amatum, "coudée", environ 50 cm)".

Dans la pratique l'unité de longueur était le khet ("verge"), qui valait 100 coudées et l'unité de surface le setat qui valait 100 coudées carrées, dénommé aoure, par les Grecs (Problèmes 56 et 59 du Papyrus Rhind). La coudée cube comme unité de mesure de volume est convertie dans des unités plus aisées à manipuler (khar, hekat).

 

b) un vocabulaire désignant des êtres mathématiques et leurs éléments caratéristiques (nombre, mesure, cercle, sphère, cylindre, diamètre, surface, circonférence, rayon, section plane ou grand cercle, de la sphère, carré, rectangle, largeur, longueur, triangle, hauteur, base, sommet, angle, volume, pyramide, apothème, etc.)5. Les mots utilisés sont tirés du vocabulaire courant dont le champ sémantique s'est étendu à des notions abstraites comme c'est le cas dans les langues parlées aujourd'hui : par exemple, les termes de clan, tribu et de pavé en Théorie de la mesure et de l'Intégration, l'une des plus abstraites en mathématique, celui de voisinage en Topologie ou encore le terme de champ en physique (la théorie quantique des champs), le mot théorie qui, étymologiquement en grec, signifie contemplation.

 

c) des formules exactes et générales de calcul de surface et de volume (entre autres) : témoins, les Problèmes du Papyrus Rhind, les Problèmes de Papyrus de Moscou. Bien avant PLATON les Égyptiens ont conçu des formes géométriques idéales, abstraites, des êtres mathématiques (cercle, carré, rectangle, sphère, ellipse, triangle, trapèze, cylindre, pyramide, etc.) que l'on ne rencontre pas dans la nature et dont ils ont découvert qu'elles avaient des propriétés générales utilisables pour résoudre des problèmes concrets d'ordre agricole, économique, architectural ... Ces formules supposent une définition implicite de la longueur et de la surface d'un cercle, de la surface d'une sphère, etc., définitions qui sont également restées implicites chez ARCHIMÈDE qui les utilisait.

 

Problèmes du Papyrus Rhind (British Museum)

 

d) des techniques de discrétisation (ou pavage) de surfaces en carrés, secteurs triangulaires, ou encore trapèzes élémentaires (cf. le Problème n° 48 du Papyrus Rhind, voir aussi les figures reproduites dans cet article : Le plafond astronomique de la tombe de SENENMUT (vers 1500 av. J.C.) ; SENENMUT était l'architecte du temple (Deir el Bahari) de la reine HATSHEPSUT ; le bas-relief provenant d'Amarna montrant un jardin divisé en lots carrés ; la méthode de quadrillage mise en œuvre pour réaliser les dessins ; ostracon calcaire, montrant la discrétisation le long d'une ligne courbe, datant du IIIe millénaire av. J.-C.).

Figure 4 : La méthode des carreaux pour réduire ou agrandir un dessin. BLACKMAN, The Rock Tombs of Meir, II, pl. II, reproduit par T. OBENGA dansThéophile OBENGA, La Géométrie égyptienne - Contribution de l'Afrique antique à la Mathématique mondiale, Paris, L'Harmattan/Khepera, 1995, p. 69.

 

 

e) les notions de proportionnalité et d'homothétie : la méthode des carreaux inventée pour réduire ou bien agrandir un dessin (voir figure), le "théorème de THALÈS" était connu des Égyptiens qui l'ont justement enseigné à THALÈS (cf. PLUTARQUE, Le Banquet des Sept Sages, cité par T. OBENGA ; Problème n° 53 du Papyrus Rhind).

Figure 6 : Le problème 53 du Papyrus mathématique Rhind. T. E. PEET : The Rhind Mathematical Papyrus, pl. P. Le Papyrus Rhind est une recopie par le scribe Ahmès (vers 1650 av. J.-C.) d'un texte datant du Moyen Empire (2040-1785 av. J.-C.). La reproduction ci-dessus est une transcription sous forme hiéroglyphique du texte hiératique (cf. photo de couverture). Le problème 53 traite de l'aire du trapèze ; Il suppose la connaissance du théorème dit de THALÈS.

Ceci signifie que l'Égyptien a su construire une mesure au sens mathématique et l'appliquer avec succès pour déterminer aires et volumes divers à l'aide de formules mathématiques générales établies par lui et formellement exactes.

 

Ainsi, la méthode de discrétisation (ou pavage) inaugurée par l'Égypte ancienne conjuguée à la notion d'unité de mesure apparaît dans une perspective historique comme l'ancêtre lointain des Sommes de DARBOUX, de l'Intégrale de RIEMANN, de la Méthode des trapèzes utilisée pour intégrer une fonction.

Si, bien évidemment, les mathématiques ont fait des progrès immenses depuis l'Antiquité, le concept même de mesure attendra le XIXe siècle pour connaître une mutation profonde au sens mathématique.

 

En effet, à la fin du XIXe siècle, le mathématicien français LEBESGUE généralise la notion de mesure : la mesure de LEBESGUE est définie sur un ensemble plus général que l'ensemble des intervalles de Rn (R désigne l'ensemble des nombres réels) et que l'on appelle la tribu borélienne de Rn. La mesure de LEBESGUE sera elle-même généralisée, conduisant aux distributions qui jouent un rôle fondamental pour réaliser des mesures relatives à des phénomènes stochastiques.

 

Signalons enfin l'introduction de nouvelles mesures comme la mesure fractale (PONTRJARGIN et SCHNIRELMAN, 1932 ; MANDELBROT, 1982), qui viennentt encore enrichir le concept de mesure.

 

 

 

3. La quadrature du cercle

Le Problème n°48 du Papyrus Rhind pose pour la première fois dans l'histoire des mathématiques la problématique de la quadrature du cercle : il s'agit de comparer la surface d'un carré de 9 unités de côté à celle du cercle inscrit de diamètre 9 unités.

 

Si l'on suit les diagrammes proposés par VOGEL et GILLINGS (cf. figures 2 et 3) on voit que la réponse que les Égyptiens y apportent repose sur la notion de mesure construite à partir des deux notions de discrétisation et d'unité évoquées au précédent paragraphe. En effet, la surface du cercle est recherchée comme la surface d'un carré unique équivalent à une somme de carrés élémentaires unitaires et fractionnaires recouvrant au mieux la surface du cercle :

Cette opération de la mesure du cercle par quadrature peut être considérée, en quelque sorte, comme l'opération inverse de la mesure du cercle par discrétisation : c'est le retour à l'un après transformation de l'un en le multiple. C'est le retour à l'un – le carré – après fractionnement de l'un – le cercle – en une multitude d'éléments, ce qui illustre la dialectique de l'un et du multiple.

 

L'intérêt des diagrammes de VOGEL et GILLINGS est qu'ils offrent une explication plausible pour l'obtention de la valeur égyptienne du nombre p. Cependant ils ne répondent pas à la question concernant l'obtention de la formule égyptienne donnant l'aire du cercle et considérée sous l'angle de sa généralité.

 

Notre commentaire aborde cette problématique de la quadrature du cercle sous ses deux aspects distincts : le résultat mathématique que constitue la formule générale de la surface du cercle et la détermination de la valeur de la constante jouant, dans la formule égyptienne, le même rôle que p, ce dernier aspect étant presque toujours le seul retenu.

Considérons le carré circonscrit au cercle et construit sur son diamètre d. Comme le carré s'étend nettement au-delà du cercle, il est clair que la surface du carré Sp est supérieure à la surface du cercle Sm. Donc, le carré de surface équivalente à la surface du cercle doit avoir un côté de longueur inférieur à celle du diamètre du cercle.

 

La question posée est alors la suivante : quelle fraction du diamètre faut-il conserver pour obtenir un carré de surface équivalente au cercle.

 

La réponse du mathématicien égyptien est donnée, entre autres, dans le Problème 50 du Papyrus Rhind :

 

Sm = (d-d/9)2

Cette formule appliquée par le scribe revient à affirmer implicitement :

 

a) que la surface Sm du cercle est proportionnelle au carré de son diamètre d,

 

b) que le rapport p/4 = Sm/d a une valeur conventionnelle utilisée dans les calculs qui est (8/9)2 car on a :

 

Sm = (d-d/9)2 = d2 (1-1/9) = d2 (8/9)2

 

C'est cette proportionnalité qui est explicitement formulée 1000 ans plus tard par EUCLIDE :

 

"Les cercles sont entre eux comme les carrés de leurs diamètres" (Livre 12, Proposition 2, in Les Œuvres d'Euclide, Traduction F. Peyrard, Paris, Librairie scientifique et technique, Albert Blanchard, 1993, p. 445).

 

Il est important de remarquer que la proportionnalité entre la surface et le carré du diamètre d'un cercle et la détermination de la valeur approchée de p sont deux problèmes distincts.

 

Ainsi, outre le problème de la proportionnalité, les Égyptiens anciens ont apporté une réponse à la détermination numérique de p.

 

En effet, la comparaison de la formule égyptienne à la formule moderne de la surface du cercle : S = p d2/4 montre que le calcul du scribe revient à considérer (8/9)2 comme valeur conventionnelle de p/4 :

 

S/d2 = p/4 = (8/9)2

 

A l'instar de la formule de physique E = gh donnant, pour l'étalon de masse et pour une hauteur h fixée, l'énergie potentielle (E) avec g (intensité de la pesanteur) = 10 (dans le système international) pour les applications numériques dans les problèmes soumis aux étudiants, l'approximation égyptienne utilisée dans les calculs d'application à des cas concrets revient à écrire :

 

p/4 = (8/9)2 = 3.16

 

L'écart à la valeur "exacte" 3.14 est donc d'environ 2/100.

 

Si l'on veut être plus conforme à la problématique initiale on devrait écrire :

 

(p/4)1/2 = (8/9)   d'où  (p)1/2 =16/9

 

ce qui conduit à une meilleure approximation : elle est de l'ordre de moins de 3/1000e par défaut.

 

Le calcul présenté par le scribe est très probablement l'application numérique et didactique d'une formule bien connue et dûment établie.

 

EUCLIDE ne dit rien sur la valeur conventionnelle ou approchée de p, dans les Œuvres qui nous sont parvenues. C'est ARCHIMÈDE (–250 av. J.-C.) qui fera une nouvelle détermination plus précise de p dans son traité consacré à la mesure du cercle (cf. ARCHIMÈDE, "De la sphère et du cylindre, la mesure du cercle, sur les conoïdes et les sphéroïdes", tome 1er, texte établi et traduit par Charles MUGLER, Coll. des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1970).

 

On se propose à présent de reconstituer un cheminement logique conduisant à la démonstration de la formule générale de la surface du cercle — Sm proportionnelle à d2 — en nous appuyant sur les connaissances mathématiques irréfutables des Égyptiens, attestées par les papyrus dont nous disposons.

 

Considérons la figure suivante où sont représentés deux cercles concentriques, C et C', de rayons respectifs R et R', et discrétisés en n secteurs égaux (n = 8, sur l'exemple de la figure ci-dessous), définissant deux polygones réguliers à n côtés, Pn et Pn' inscrits respectivement dans les cercles C et C':

 

 

Les surfaces des secteurs sont approximées par des triangles.

 

On désigne respectivement par Sn et Sn' les surfaces respectives des triangles Tn et Tn' discrétisant les cercles C et C'. On a :

 

S = (1/2) bnRn

S' = (1/2) bn'Rn'

 

où bn et bn' sont les bases des triangles Tn et Tn' et Rn et Rn' leur hauteurs respectives. Les relations de proportionnalité entre les côtés des triangles semblables, connues de nos jours sous le nom de "théorème de THALÈS", mais déjà connues des Égyptiens plus de 1000 ans avant THALÈS, permettent d'écrire :

 

(bn/bn') = (Rn/Rn') = k

d'où :

bn = kRn et bn' = kRn'

 

Par conséquent, les surfaces respectives totales Sn et Sn' des polygones Pn et Pn' s'écrivent :

 

Sn = n (1/2) kRn2

Sn' = n (1/2) k Rn'2

 

On en déduit la valeur du rapport des surfaces Sn et Sn' on obtient :

 

Sn/Sn' = Rn2/Rn'2

 

En admettant (ce qui est conforme à l'intuition et peut être rigoureusement établi grâce uniquement au théorème dit de THALÈS et de son corollaire dit de PYTHAGORE) qu'en raffinant indéfiniment la discrétisation du cercle C (resp. C'), c'est-à-dire en augmentant indéfiniment le nombre n de côtés des polygones Pn (resp. P'n) considérés, la surface Sn (resp. Sn') et la hauteur Rn (resp R'n) du polygone de discrétisation Pn (resp. Pn') se rapprochent indéfiniment et respectivement de la surface S (resp. S') et du rayon R (resp. R') du cercle C (resp. C'), par passage à la limite sur n dans la relation précédente, on obtient la conclusion désirée :

 

S/S' = (R/R')2 = d2/d'2

 

Cette démonstration repose donc sur la formule de la surface du triangle, le théorème de THALÈS et la définition de la surface d'un cercle comme la limite d'un polygone régulier inscrit lorsque le nombre de côtés devient infiniment grand. L'ensemble de ces éléments étaient connus des Égyptiens anciens :

- la formule de la surface d'un triangle : problème 51 du Papyrus Rhind, problèmes 4, 7 et 17 du Papyrus de Moscou.

- l'homothétie et le théorème de THALÈS portant sur les triangles semblables sont attestés (cf. figure 4, par exemple et le Problème R53 du Papyrus Rhind reproduit sur la figure 6).

- la discrétisation en pavés ou en secteurs est attestée (cf. figures 1, 4 et 5 par exemple)

 

 

4. La rectification du cercle

La problématique de la rectification du cercle, qui est analogue à celle de la quadrature, est la suivante :

Considérons un cercle de diamètre d et de circonférence Cm. On constate immédiatement que Cp > Cm Cp représente le périmètre du carré de côté égal à d exinscrit au cercle de diamètre d. De quelle fraction faut-il diminuer le diamètre d pour que le carré construit sur ce diamètre diminué ait un périmètre Cp égal à la circonférence Cm du cercle de diamètre d ?

 

Dans les papyrus connus à ce jour ce problème n'est pas "explicitement" traité. Cependant on constate que dans ses onze premières lignes le Papyrus n°10 de Moscou fournit un calcul explicite de la circonférence du cercle et donc apporte une réponse implicite à la problématique de la rectification du cercle.

 

Pour apprécier l'originalité du papyrus égyptien, il est utile d'imaginer la manière dont un contemporain calculerait la surface W1/2 de la demi-sphère. Conformément à la formule moderne de la surface W de la sphère de diamètre d : W = pd2, le mathématicien d'aujourd'hui calculerait certainement le carré du diamètre et le multiplierait par p/2.

 

On constate que le scribe égyptien procède tout à fait autrement, en particulier, qu'il ne calcule pas explicitement le carré du diamètre mais consacre les 11/14e de son texte à calculer une grandeur x obtenue à la fin de la 11e ligne avant de la multiplier par le diamètre du cercle pour obtenir le résultat cherché. Contrairement à la démarche du mathématicien moderne, la démarche du mathématicien égyptien ne reflète donc pas une logique de quadrature, mais celle de l'aplanissement d'une surface sphérique obtenue non pas comme la surface d'un carré, mais comme celle d'un rectangle dont l'un des côtés est le diamètre et l'autre une grandeur x calculée de manière sophistiquée : W1/2 = xd.La question qui se pose tout naturellement est de savoir ce que représente, dans l'esprit du scribe égyptien, pour la sphère de diamètre d et de surface W1/2 la grandeur x telle que W1/2 = xd. Comme nous le montrerons plus loin, en utilisant uniquement les connaissances mathématiques attestées par les papyrus égyptiens, on peut aisément démontrer que W = Cd C représente la circonférence du grand cercle de la sphère.

 

Il est par conséquent logique de conclure que les Égyptiens possédaient les moyens d'interpréter x comme la demi-circonférence du grand cercle de la sphère.

 

On peut affirmer avec raison que ce papyrus fournit un calcul implicite de la circonférence comme l'a déjà souligné STRUVE (cité par C. A. DIOP dans Civilisation ou Barbarie, op. cit., p. 298 : "Mais l'exercice n° 10 nous a apporté ensemble la formule de la surface de la sphère et celle de la longueur de la circonférence").

 

En examinant de près le calcul de x donné dans le papyrus, on constate que :

 

x = C/2 = 2d(1-1/9)2

 

ce qui revient à écrire que C = 4d(1-1/9)2 . D'après cette formule, pour les Égyptiens, la circonférence d'un cercle de diamètre d est pratiquement équivalente au périmètre d'un carré de côté égal au diamètre du cercle corrigé du facteur multiplicatif (1-1/9)2. Ceci constitue la solution pratique des Égyptiens au problème de la rectification du cercle.

 

Il est naturel de se demander comment les Égyptiens pourraient justifier rigoureusement cette solution, en utilisant uniquement les connaissances et les méthodes mathématiques dont ils disposaient. Les annexes 1 et 2 en fin d'article, apportent à cette question une réponse claire et forcément technique. A la lumière de ces réponses, on peut se convaincre que, en utilisant seulement les connaissances mathématiques attestées par les papyrus égyptiens, on peut démontrer que la surface S d'un cercle de diamètre d et de circonférence C est donnée par la formule :

S = (1/4) Cd

soit :

C = 4 (S/d)

En utilisant la solution égyptienne de la quadrature du cercle :

S = d2 (1-1/9)2

on en déduit la solution égyptienne de la rectification du cercle :

C = 4d(1-1/9)2

Dans ces solutions égyptiennes, on remarquera la simplicité de la relation entre les cœfficients de réduction du diamètre (1-1/9) dans le cas de la quadrature et (1-1/9)2 dans le cas de la rectification.

Compte tenu de la relation rappelée ci-dessus entre le diamètre d, la circonférence C et la surface S d'un cercle, la relation que l'on peut établir entre ces deux cœfficients revient à dire que le rapport constant C/d est 4 fois le rapport constant S/d2, conformément aux formules modernes : C/d = p et S/d2 = p/4.

 

5. Aplanissement de la surface de la sphère

La solution apportée par les Égyptiens peut être exprimée de la manière suivante : la surface de la 1/2 sphère est égale à celle du rectangle dont un côté est le diamètre de la sphère et l'autre la demi-circonférence du grand cercle. Cette surface se trouve être égale à celle de la paroi droite d'un cylindre tangent à la sphère et dont la hauteur est égale à la hauteur de la 1/2 sphère.

Pour apprécier la pertinence de la problématique de l'aplanissement d'une surface courbe, considérons le problème concret suivant :

Étant donnée l'écorce d'une demi-orange dont on cherche à évaluer la surface en la ramenant à une surface plane on se rend compte d'une part que l'on ne peut pas l'aplanir sans la déchirer et en second lieu on se demande à quelle surface plane simple elle peut bien être équivalente ? Par ailleurs, si l'on considère la moitié d'un quartier d'écorce que l'on aplanit, on s'aperçoit que la surface aplanie n'est pas un triangle mais a plutôt la forme d'un fer à repasser dont on se demande bien comment déterminer la surface.

 

 

En termes mathématiques précis, la problématique de l'aplanissement de la sphère est la suivante :

 

 

Étant donnée une sphère de surface S et de diamètre d, quels sont les côtés d'un rectangle de surface équivalente à S. Cette problématique apparaît clairement dans la démarche du scribe égyptien qui obtient à la fin de son calcul la surface de la sphère non pas comme la surface d'un carré, mais comme celle d'un rectangle dont l'un des côtés est le demi-diamètre (d/2) et l'autre la circonférence du grand cercle (C) comme nous l'avons exposé au paragraphe §4 consacré à la rectification du cercle. La solution magistrale apportée par les Égyptiens à ce problème est la suivante :

 

La surface S d'une sphère de diamètre d et de grand cercle de circonférence C est égale à celle du rectangle construit sur le diamètre et dont l'autre côté est obtenu en dépliant le grand cercle de la sphère.

 

Puisque cette surface se trouve être aussi égale à celle de la paroi droite du cylindre exinscrit à la sphère et de hauteur le diamètre, on a S = Cd. D'après la relation interne existant entre les éléments caractéristiques d'un cercle, on en déduit trivialement que la surface de la sphère est égale au quadruple de celle de son grand cercle, et aux 2/3 de la surface totale (paroi et bases) du cylindre exinscrit à la sphère. On retrouve ainsi une partie des résultats laborieusement retrouvés par ARCHIMÈDE et qui l'ont enthousiasmé au point de demander à en graver la représentation sur sa tombe, et au sujet desquels il écrivait avec exaltation à son ami DOSITHÉ.

 

 

 

7. Conclusion

Tirant toutes les conséquences des faits mathématiques égyptiens se rapportant au calcul de la surface du cercle et de celle de la demi-sphère respectivement exposés dans le Papyrus Rhind et le Papyrus de Moscou nous avons abouti aux conclusions suivantes :

 

— la propriété du rapport constant entre la surface d'un cercle et son diamètre est connue des Égyptiens et il s'agit d'une problématique distincte de celle de la quadrature qui vise à déterminer l'équivalent égyptien du facteur p pour approximer la surface d'un cercle par celle d'un carré.

 

— l'étude conjointe des problèmes relatifs au calcul de la surface du cercle et de la surface d'une demi-sphère montre que les relations internes entre les caractéristiques d'un cercle sont connues des Égyptiens.

 

— Les formules de calcul de la surface du cercle et de la demi-sphère, telles qu'elles apparaissent — c'est-à-dire générales et exactes — dans le Papyrus Rhind et le Papyrus de Moscou, supposent l'introduction de la notion de mesure au sens mathématique du mot que le mathématicien Égyptien a su rendre opératoire.

 

Plus généralement, les papyrus mathématiques égyptiens, et en particulier le Papyrus Rhind, dont le titre est : "Méthode correcte d'investigation dans la nature pour connaître tout ce qui existe, chaque mystère, tous les secrets" [T. OBENGA, La Géométrie égyptienne, op. cit., p. 290], témoignent de cette conquête de la raison humaine : l'homme découvre qu'il peut accéder à la connaissance du réel grâce à des formules mathématiques. Les formes idéales que sont le cercle, le rectangle, le carré, l'ellipse, la pyramide, etc., n'existent nullement dans la nature. L'Égyptien a su concevoir ces formes idéales, reconnaître les propriétés géométriques qui leur sont intrinsèquement attachées, indépendamment de leurs dimensions, traduire ces propriétés en termes de formules mathématiques. L'Égyptien, dans un retour vers le réel, utilise les propriétés ainsi reconnues et les formules mathématiques associées pour résoudre des problèmes concrets : architecture, économie, agriculture, astronomie, etc. A cette fin, le mathématicien met au point des algorithmes de calculs et des conventions numériques qui suffisent à ses exigences de précision.

 

La découverte de la possibilité de connaître la Nature au moyen d'une formulation mathématique constitue un événement majeur dans l'histoire de la pensée scientifique. En Afrique, cette découverte semble s'être faite au travers de la géométrie, c'est-à-dire de la mesure de la terre étymologiquement parlant, en raison de la configuration géo-climatique particulière de la vallée du Nil, en Égypte même. Les Égyptiens ont puissamment contribuer à ouvrir la voie de la connaissance scientifique du réel, celle qu'ont empruntée à leur suite les Grecs, celle que continue d'emprunter le chercheur d'aujourd'hui. Kenneth G. WILSON, professeur de physique à l'Université Cornell aux USA (Ithaca, New York), lauréat du Prix Nobel de Physique 1982, au détour d'une réflexion prospective relative aux ordinateurs, rappelle l'origine égyptienne de l'investigation théorique :

 

"Les superordinateurs conduiront à la mise en œuvre, dans le domaine de la recherche scientifique, d'une stratégie inédite, résolument novatrice, appelée à s'inscrire à la suite de l'approche théorique inaugurée par l'ancienne Égypte, et des techniques expérimentales remontant à l'époque de Galilée."

 

C'est cette découverte égyptienne qui a frappé l'esprit des anciens Grecs venus s'initier en Égypte. Les problèmes posés et résolus par les anciens Égyptiens pour la première dans l'histoire de la mathématique universelle seront repris, plus de mille ans après qu'ils aient été énoncés, par les Grecs de l'époque classique (THALÈS, PYTHAGORE, ...) puis ceux de l'époque hellénistique, en particulier EUCLIDE, qui a passé sa vie en Égypte et qui est l'auteur de traités de Géométrie, ARCHIMÈDE de Syracuse, qui a fait ses découvertes postérieurement à son séjour en Égypte. ARCHIMÈDE est l'auteur d'un ouvrage intitulé De la sphère et du cylindre, la mesure du cercle, sur les conoïdes et les sphéroïdes dans lequel il établit la relation interne existant entre les éléments caractéristiques d'un cercle et démontre que "Le périmètre de tout cercle est égal au triple du diamètre augmenté d'un segment compris entre les dix soixante et onzièmes et le septième du diamètre", ce qui est équivalent à l'évaluation d'une nouvelle valeur du nombre p. A propos de l'ensemble de ses travaux sur la sphère et le cylindre, ARCHIMÈDE écrit à son ami DOSITHÉE : "Ces propriétés préexistaient, liées à la nature des figures indiquées, mais elles étaient ignorées de ceux qui se sont occupés de la géométrie avant nous, personne d'entre eux ne s'étant aperçu que les mesures de ces figures sont comparables" (De la sphère et du cylindre, la mesure du cercle, sur les conoïdes et les sphéroïdes, Livre I, "ARCHIMÈDE à DOSITHÉE, joie !").

 

Le travail présenté ci-dessus s'inscrit dans la perspective d'une ré-écriture de l'histoire des sciences qui restituera le véritable apport de l'Afrique à l'humanité dans le domaine particulier des sciences exactes.

 

Cette tâche oblige le chercheur à reprendre l'étude approfondie des textes égyptiens sans préjugés idéologiques. C'est pour cette raison qu'il faut attirer l'attention sur le fait que l'approche courante qui postule le caractère empirique et strictement utilitaire des mathématiques égyptiennes, considérées dès lors comme un ensemble de recettes, se heurte à de graves faiblesses méthodologiques :

 

— Elle oppose, en effet, de manière tout à fait arbitraire et artificielle la démarche empirique et l'étape de théorisation qui opère à partir d'observations, d'échecs et de réussites constatés. Des formules exactes et générales ne peuvent être établies qu'à partir d'une démarche à caractère abstrait qui se détache du problème particulier à résoudre. Or, les Égyptiens anciens ont établi de telles formules comme en témoignent les papyrus mathématiques connus.

 

— Une telle démarche tente également de minimiser l'ampleur de l'héritage égyptien dans la pensée grecque, et ce, en totale contradiction avec le témoignage unanime des savants grecs eux-mêmes. Ce faisant, elle empêche de cerner les conditions réelles de la naissance de la science et de son développement dans le monde gréco-latin. Elle tend, en effet, à substituer à l'explication historique rationnelle et vérifiable la génération spontanée de la connaissance incarnée par le concept irrationnel du "miracle grec" contre lequel s'élevait déjà avec vigueur le père de l'Égyptologie, Jean-François CHAMPOLLION :

 

"Une étude sérieuse, dégagée du préjugé vulgaire qui, malgré l'évidence des faits et le témoignage positif des anciens Grecs eux-mêmes, tendrait à faire admettre le système de la génération spontanée des arts, des sciences et de toutes les institutions sociales sur le sol de l'ancienne Grèce, nous démontre que, comme partout ailleurs peut-être, ce pays, habité d'abord par quelques hordes barbares, fut successivement occupé aussi par des populations étrangères dont l'arrivée opéra de grands changements …" (Discours d'ouverture du cours d'archéologie au Collège Royal de France, le 10 mai 1831 in Jean-François CHAMPOLLION, Principes généraux de l'écriture sacrée égyptienne, Paris, Institut d'Orient, 1984, p. v).

 

Plus loin dans le même Discours (p. xxij et xxiij) on lit :

 

"L'interprétation des monuments de l'Égypte mettra encore mieux en évidence l'origine égyptienne des sciences et des principales doctrines philosophiques de la Grèce ; l'école platonicienne n'est que de l'égyptianisme, sorti des sanctuaires de Saïs …"

 

— Enfin, cette approche conduit à des problèmes d'interprétation insurmontables, par la recherche de méthodes empiriques introuvables, mystérieuses, qui expliqueraient les formules exactes égyptiennes. Elle interdit dès lors l'accès à des interprétations mathématiques parfaitement compatibles avec le niveau de connaissance tel qu'il est attesté dans les documents disponibles.

Prendre la véritable mesure de la science égyptienne et de son impact profond sur le monde intellectuel de l'Antiquité c'est contribuer à l'intelligibilité de l'histoire des idées de cette période. La perspective historique et géographique avec laquelle les faits relatifs au développement de la science dans l'Antiquité doivent être appréhendés, permettra de mieux caractériser l'apport de l'Afrique à la science tout en évitant de substituer à un miracle grec, un miracle africain.

 

 

 Notes

 

1. Eric, T. PEET, The Rhind Mathematical Papyrus, The University Press of Liverpool, 1923 ; "A problem in Egyptian Geometry", in JEA, tome 17, 1931 ; Otto NEUGEBAUER, The Exact Science in Antiquity, New York, Harper, 1962 ; V. V. STRUVE, Mathematischer Papyrus des Staatlichen Museums der Schönen Künste in Moskau, Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik, Abt. A, Quellen, Band I, Berlin, 1930 ; R. J. GILLINGS, Mathematics in the Time of the Pharaohs, New York, Dover Publications, Inc., 1982 (1ère édition 1972), Cheikh Anta DIOP, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence africaine, 1981 ; Théophile OBENGA, La philosophie africaine de la période pharaonique, Paris, L'Harmattan, 1990., Théophile OBENGA, La Géométrie égyptienne - Contribution de l'Afrique antique à la Mathématique mondiale, Paris, L'Harmattan/Khepera, 1995 ; Sylvia COUCHOUD, Mathématiques égyptiennes, Recherches sur les connaissances mathématiques de l'Égypte pharaonique, Paris, Éditions Le Léopard d'Or, 1993.

2. Cf. André P. R. POCHAN, Les Calendriers des Anciens Égyptiens, Montesson, Édition de Maât, 1962 ; Cheikh Anta DIOP, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence africaine, 1981 ; Théophile OBENGA, La philosophie africaine de la période pharaonique, Paris, L'Harmattan, 1990.

3. Cf. W. F. PETRIE, Ancient Weights and Measures, Londres, 1926 ; Karl M. PETRUSO, "Early Weights and Weightings in Egypt and the Indus Valley", in Bulletin of the Museum of Fine Arts, 79, 1981, p. 44-51 ; Marguerite-Annie COURT-MARTY, "Les poids égyptiens, de précieux jalons archéologiques", in CRIPEL 12, 1990, pp. 17-55, "Les poids et la pesée dans l'Égypte ancienne", in Cahiers de Métrologie, tomes 11-12, 1993-1994, pp. 345-358.

4. Cf. Cheikh Anta DIOP, op. cit. ; Théophile OBENGA, La Géométrie égyptienne - Contribution de l'Afrique antique à la Mathématique mondiale, Paris, L'Harmattan/Khepera, 1995 ; Sylvia COUCHOUD, Mathématiques égyptiennes, Recherches sur les connaissances mathématiques de l'Égypte pharaonique, Paris, Éditions Le Léopard d'Or, 1993.

5. L'établissement de la formule donnant la surface du rectangle, telle que nous l'avons exposée ci-dessus, permet de saisir pourquoi les Grecs anciens, formés en Égypte pharaonique, "parlaient du rectangle de deux segments pour qualifier le produit de deux nombres" (Géométrie, Encyclopaedia Universalis).

6. Théophile OBENGA, La Géométrie égyptienne - Contribution de l'Afrique antique à la Mathématique mondiale, op. cit.

7. R. J. GILLINGS, Mathematics in the Time of the Pharaohs, New York, Dover Publications, Inc., 1982 (1ère édition 1972).

8. EUCLIDE, comme la plupart des savants grecs, a séjourné à Alexandrie, en Égypte, où il a fondé (IIIe siècle av. J.-C.) une école mathématique.

9. Il est frappant de constater que les différentes branches des mathématiques, en Occident, ont gardép jusqu'au siècle dernier la mémoire de leur origine géométrique égyptienne : "Jusqu'au début des Temps modernes, presque toute la mathématique s'exprimait géométriquement : ainsi la Géométrie de Descartes traite non seulement de géométrie, mais aussi des équations algébriques. Et, au XIXe siècle, les mathématiciens étaient encore bien souvent qualifiés de géomètres, même quand ils étaient de purs analystes ou algébristes." (Géométrie, Encyclopaedia Universalis).

 

 

 

 

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