ANKH: Egyptologie et Civilisations Africaines
 Egyptologie, histoire de l'Afrique et sciences exactes
 Egyptology, Africa History and Sciences
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mr : la houe un outil agricole à travers le temps et l'espace

 

Aboubacry Moussa LAM

 

 

Article publié dans ANKH n°2

 

 

Résumé : En Égypte ancienne "mr ", désigne une houe qui existait en deux modèles respectivement grand et petit. En Afrique noire contemporaine on retrouve des outils agricoles analogues à la fois dans leurs formes et dans leurs modes d'utilisation. A cela s'ajoute une terminologie commune de l'espace agricole et du pouvoir terrien en Égypte ancienne et chez les Peuls de la région du fleuve Sénégal ainsi que chez les Mandingues de Casamance pris comme exemples. Des faits, qui avec tant d'autres (cf. Ankh n°1), traduisent l'unité culturelle profonde existant entre les anciens Égyptiens et les Négro-Africains d'aujourd'hui.

Abstract : — mr ,  A FARMING INSTRUMENT THROUGH TIME AND SPACE  In Ancient Egypt, "mr", denoted a large or small hoe. In contemporary Black Africa, similarly shaped hoes are used for the same agricultural tasks as in Ancient Egypt. Also, the terminology used for designating agricultural space and land ownership by Fulaani of the Senegal river region and the Mandingo of Casamance is the same as in Ancient Egypt. These are only several of numerous examples (cf. Ankh n°1)which indicate the deep cultural unity connecting the ancient Egyptians with present day Negro Africans.

 

Tombe de Rekhmiré, XVIIIème dynastie, Thèbes

 

 

I. Introduction

Les relations entre l'Égypte ancienne et le reste de l'Afrique noire ont donné lieu à de nombreux écrits depuis la naissance de l'égyptologie, en 1822. L'opinion dominante fut d'abord que l'Égypte n'avait rien à voir avec son environnement africain.

 

Depuis le colloque du Caire (1974), les égyptologues occidentaux acceptent, presque à regret, que c'est à partir d'un complexe paléo-africain que s'est individualisée la civilisation pharaonique [1].

 

Ce qui semble être une position très conciliante cache, en réalité, une nouvelle stratégie qui vise toujours à séparer l'Égypte ancienne de l'Afrique noire. En effet, dans l'entendement des tenants de cette thèse, c'est seulement après l'individualisation de la civilisation égyptienne à partir dudit complexe, que cette dernière, à la suite de mutations rapides, décolle littéralement, laissant sur place, pour ainsi dire, le reste de l'Afrique. Autrement dit, la plupart des similitudes existant entre l'Égypte ancienne et l'Afrique noire, s'expliqueraient par cette "période obscure" : l'Égypte rayonnante avait déjà coupé le cordon ombilical qui la reliait au reste de l'Afrique noire.

 

Le but de cette étude est de démontrer, à travers un outil agricole, qu'un tel point de vue n'est pas soutenable ; car même s'il faut reconnaître que de nombreux cas de similitude renvoient en effet à ce qu'il est convenu d'appeler "l'aire culturelle périsaharienne", beaucoup d'autres, et vraisemblablement les plus nombreux, supposent une vie commune dans la vallée du Nil même, et après l'individualisation de la civilisation égyptienne.

Le roi Scorpion la houe (mr) en main (A. Shmolean Museum, Oxford) :

La scène représente   la fondation d'un temple. Il s'agit d'une représentation  réalisée   sur une tête de massue en calcaire  qui remonterait au prédynastique tardif, vers 3600 avant notre ère  (?). Le roi Scorpionqui appartient à la communauté des Anouis, tient ce surnom de l'image martelée d'un scorpion qui figure en face du visage.

 

 

 

II. La description de l'outil mr

Pour qui connaît la place de l'agriculture dans l'Égypte ancienne, le choix d'un outil agricole dont le rôle est fondamental dans le procès de production afin d'atteindre l'objectif visé, ne saurait surprendre.

 

L'outil en question est le mr à travers lequel les égyptologues identifient généralement une houe. Il se présente sous deux formes :

- un grand modèle avec un manche suffisamment long pour être manipulé dans la position debout (voir photo n°1) ;

 - un petit modèle dont le manche très court suppose un certain fléchissement de l'utilisateur (voir photo n° 2).

 

Petit modèle de houe égyptienne (mr) (Musée du Louvre).

La solidité est assurée par une torsade de fibres végétales.

 

La première version se présente avec deux pièces de bois dont celle qui sert de manche est percée d'un trou dans lequel vient s'ajuster la deuxième qui joue le rôle de pointe ou de tranchant. Pour s'assurer de la solidité de l'ensemble, les anciens Égyptiens n'hésitaient pas, souvent, à relier les deux éléments par une torsade de corde en fibres végétales. Dans ce cas, si nous ne tenons pas compte de la corde, nous pouvons affirmer que le mr était entièrement en bois. On comprend dès lors pourquoi le bout qui entrait en contact avec le sol était taillé en biseau dans la plupart des cas.

 

En dehors de ses proportions plus modestes déjà signalées, la deuxième version se singularise par un tranchant franchement large ou plus ou moins pointu à la base [2]. On peut raisonnablement supposer que des soucis de fonctionnalité étaient à l'origine de ce détail technique.

 

Au lieu d'être totalement en bois, l'outil pouvait recevoir un tranchant en métal. Pour le grandmodèle, il n'y a aucun doute à ce sujet (voir photo n°1 où, sur certains des modèles, on distingue nettement une partie métallique).

 

Pour le petit modèle, nous n'avons pas réussi à trouver un exemplaire nous permettant d'être catégorique, mais la présence de houes métalliques (voir photo n° 3) et de manches en bois (PÉTRIE, ibid., planche LXVIII) dans le matériel archéologique de l'Égypte rend la chose fortement probable.

 

Les deux versions du mr s'expliquent selon nous par des destinations différentes :

 

La première servait vraisemblablement à creuser des trous ou à décaper assez profondément le sol par endroits. Pour cela, il fallait imprimer à l'outil un certain mouvement qui, pour avoir toute la vigueur requise, nécessitait la station debout.

 

La deuxième, elle, servait à décaper légèrement et de manière homogène le sol, donc à labourer. Evidemment ce ne sont là que les usages principaux, la plupart des outils agricoles étant multifonctionnels : le mr pouvait servir, par exemple, à éliminer les souches, à creuser des canaux (tête de massue du roi Scorpion).

 

 

 

III. La houe en Afrique de l'Ouest

En Afrique noire nous retrouvons un peu partout l'équivalent du mr égyptien, mais nous choisirons nos exemples chez les Haal-Pulaar'en de la région du fleuve Sénégal et les Mandingues de Casamance.

 

Chez les premiers nous avons le njinndaangu et le jalo qui ressemblent respectivement, à quelques détails près, aux deux versions du mr egyptien :

 

Pour le grand modèle nous avons ici, à la place des deux pièces de bois emboîtées l'une dans l'autre et raffermies par une torsade de corde, une seule pièce de bois, en réalité une branche fourchue et un bandage de cuir au niveau de la fourche. Le tranchant est bien entendu une houe en fer (photo n° 4).

 

Houes mandingues (Musée del'IFAN-Cheikh Anta Diop, Dakar)

 

La seule différence entre le petit et le grand modèle réside au niveau de la taille des outils, même le bandage de cuir du premier est parfois présent sur certains exemplaires du deuxième.

 

Comme en Égypte, l'outil le plus grand est manipulé par un travailleur en station debout alors que le plus petit exige, lui, la flexion de l'utilisateur.

 

Chez les Mandingues il existe aussi deux modèles : un grand et un petit, qui sont manipulés dans les mêmes conditions et qui ont les mêmes fonctions que celles décrites plus haut. Ils se présentent tous les deux sous la forme de deux pièces de bois dont la première, fourchue, est solidement attachée à la deuxième par un savant entrelacs de fibres végétales (ici l' écorce de bambou). Le détail technique digne d'être noté ici, c'est bien entendu le croissant de métal entourant le tranchant de l'outil (voir photos n°5 et n°6 où malheureusement le rajout métallique n'est pas perceptible).

 

La similitude de ce tranchant avec celui de certains exemplaires égyptiens mérite aussi d'êtresignalée. On peut supposer ici que le croissant de métal n'a été qu'une perfection technique opérée sur un outil qui, à l'origine, était sans doute entièrement en bois comme celui de l'Égypte ancienne.

 

L'extrême similitude, jusque dans les moindres détails, entre les exemplaires égyptiens et négro-africains actuels, ne laisse aucun doute sur leur origine commune. Cette origine renvoie-t-elle à l'aire culturelle périsaharienne c'est-à-dire à la période précédant l'individualisation de la civilisation égyptienne ? Apparemment rien ne s'y oppose mais le fait que l'art rupestre, si riche, n'ait pas conservé les traces de l'outil dans le vaste Sahara, laisse planer un sérieux doute sur son existence à cette époque. Et même si une invention précoce ne peut pas être totalement exclue, il faudra sans doute se faire à l'idée que les modèles à tranchant métallique ont dû voir le jour dans la vallée du Nil et après l'individualisation de la civilisation égyptienne. En effet, le travail des métaux ne se développe, semble-t-il, qu'à partir de la période prédynastique [3]. Il se trouve que ce sont des tranchants de même type que les Haal-pulaar'en de la région du fleuve Sénégal utilisent encore de nos jours.

 

Voilà déjà un premier indice qui prouve que la fameuse rupture que se plaisent à évoquer certains spécialistes n'est pas intervenue au moment où ils la placent. Vraisemblablement, de nombreuses populations négro-africaines ont continué leur cohabitation avec les anciens Égyptiens dans la vallée du Nil même.

 

 

 

IV. Quelques termes liés à la terre en égyptien, pulaar et wolof

 

Si le mr égyptien ressemble tant à certains outils agricoles négro-africains, c'est parce tous résultent d'une même technique de fabrication millénaire et qu'ils s'adaptent à un milieu particulier : celui d'une vallée alluviale, à l'origine celle du Nil. A cet égard, il est hautement significatif que le nom de l'outil en égyptien (mr) corresponde en pulaar au terme désignant ce à quoi il était destiné : rem- qui veut dire cultiver, travailler la terre. Il a suffi, pour obtenir ce résultat, de procéder à une simple permutation des deux consonnes de mr et d'intercaler une voyelle entre elles.

 

Dans le même ordre d'idée, signalons que rmnyt : exploitation, en égyptien, correspond au pulaar remnata : ce qui fait cultiver, i.e. l'exploitation ou celui qui l'accorde. Notons aussi qu'il n'est pas indifférent de savoir que  rmndemi-aroure en égyptien — correspond au pulaar leemn- [4] : arpentable, faire arpenter (une exploitation). Ce dernier rapprochement est très important car il met en évidence la source commune des pouvoirs terriens égyptien et négro-africain.

 

En effet, Laman en wolof et en séreer désigne le maître de la terre, c'est-à-dire celui à qui la tradition donne le pouvoir d'arpenter au profit de la communauté (leeman en pulaar) des domaines individuels.

 

Cette prérogative du maître de terre (jom jatti en pulaar) résulte du principe du droit du premier occupant. A ce niveau, il ne serait pas inutile de noter que jatti existe aussi en wolof. Dans cette langue, le terme signifie "nature sauvage (inhabitée par l'homme)" alors qu'en pulaar il renvoieà la propriété foncière, au fief. La différence de sens entre le wolof et le pulaar n'est qu'apparente: en effet la possession territoriale qui devient un fief ne peut s'exercer, en vertu même du principe du droit du premier occupant, que sur une nature encore inhabitée par l'homme. Il s'agit donc en fait de deux visions renvoyant à des phases différentes d'une seule et même réalité.

La graphie du terme égyptien correspondant :

 

d3tt : terre, propriété, domaine, État, est très intéressante à analyser. Précisons avant tout que l'existence des termes wolof et pulaar permet de lever définitivement le doute qu'épigraphistes, philologues etc. faisaient planer sur la lecture de ce mot [5].

 

Le premier signe hiéroglyphique représente un territoire agricole sillonné de canaux d'irrigation [6]. Cela signifie que nous sommes en présence d'une civilisation agraire. Empressons-nous d'ajouter que cette dernière est aussi urbaine car le déterminatif du mot est constitué par l'idéogramme de la villeÖ. Il serait presque superflu d'insister sur le fait que le contenu du terme égyptien d3tt ne peut renvoyer qu'à la vallée du Nil, le premier endroit qui ait vu éclore une civilisation à la fois agraire et urbaine.

 

Si c'est effectivement ce terme que nous retrouvons en wolof et en pulaar, nous tenons notre deuxième indice prouvant que la séparation n'a pas été aussi précoce qu'on se plaît à le dire dans certains milieux ; et c'est heureux que ce deuxième indice soit étroitement lié à notre outil (mr). En effet, sur la tête de massue du roi Scorpion, c'est précisément un pharaon armé d'un mr qu'on voit s'activant à creuser un canal.

 

 

V. Conclusion

 

Cette saisissante réalité nous permet de conclure notre étude en réaffirmant que le lien entre l'Égypte ancienne et le reste de l'Afrique noire ne s'est pas coupé avant l'éclosion de la civilisation pharaonique mais bien après l'affirmation de cette dernière ; et d'autres faits de civilisation permettent de situer la rupture au crépuscule de ce qui fut l'histoire la plus longue de l'humanité.

 

 

Notes et références

 

[1] Rapport final du colloque annexé au Volume II de L'Histoire générale de l'Afrique, publiée sous l'égide de l'UNESCO.

[2] Voir ces détails in PETRIE (W.M.F.), Tools and Weapons, British School of Archaeology in Egypt, 30, London, 1917, planche LXIII et p. 54.

[3] Pour le fer, l'unanimité est loin d'être faite entre les tenants du travail précoce du fer en Égypte (Ancien Empire) et ceux qui soutiennent que ce métal n'a été introduit dans le pays que vers la fin de la période pharaonique (VIIe siècle avant J.C.). Affirmons sans équivoque que les arguments présentés par Cheikh Anta DIOP, chef de file du premier groupe, nous paraissent plus convaincants que ceux de ses adversaires : cf. Cheikh Anta DIOP, "La métallurgie du fer sous l'Ancien Empire égyptien", BIFAN, série B, t. .XXXV, n° 3, 1973, p. 532-547.

[4] Le r et le l permutaient en égyptien

[5] GARDINER (A.H), Egyptian Grammar, sign-list, p. 488, n° 24 et FAULKNER (R.O.), A Concise Dictionary of' Middle Egyptian, p. 319.

[6] GARDINER (A.H.), Ibid.

 

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